L’Innovation Frugale, une révolution à méditer

Christian Sautter, un ami de longue date et un analyste hors pair de notre société contemporaine, écrit toutes les semaines depuis de nombreuses années une lettre à ses amis, c’est sa façon d’écrire un blog mais de le rendre plus personnel. J’ai l’honneur de la recevoir et m’en inspire souvent. Sa dernière lettre m’a donné envie de la diffuser car elle concerne un sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé à l’Institut. Le petit déjeuner que nous y avions consacré était surbooké.

Je vous livre donc ses réflexions sans en dire plus.

Citation:

Un de mes derniers visiteurs à l’Hôtel de Ville a été Navi RADJOU, gourou multiculturel de l’entreprise du XXIe siècle. Français d’origine indienne, il est aujourd’hui consultant dans la Silicon Valley et très apprécié par le World Economic Forum de Davos. Excellent pédagogue, provocateur juste ce qu’il faut, il m’a posé d’emblée cette question : « Saviez-vous qu’un pasteur du Kenya fait la quête en recueillant les dons des Smartphones des fidèles ? »

Selon sa thèse, exposée dans un livre remarquable (« L’innovation JUGAAD », avec Jaideep PRABHU et Simone AHUJA, Diateino, 2013), l’innovation naît maintenant au Sud, dans les pays émergents, et c’est donc en Inde que les PDG dépassés d’entreprises occidentales vont trouver une partie de la solution du nécessaire rebond dans « un monde économiquement globalisé, écologiquement fini, et émotionnellement interculturel » (page 11).

Moderne Lanza del Vasto des business schools, Navi Radjou propose une sorte de pèlerinage aux sources de l’innovation frugale, dont un des pères n’était autre que Benjamin Franklin. Né en 1706 dans une famille puritaine de neuf frères et sept sœurs, celui-ci a travaillé dès l’âge de dix ans dans l’atelier de bougies de son père et a inventé le « poêle Franklin » qui donnait deux fois plus de chaleur que la cheminée tout en économisant 75% du bois.

« Faire plus avec moins » est la philosophie du mouvement Jugaad, mot indien qui peut se traduire en français par « débrouillardise » ou « système D ». C’est cet esprit du capitalisme industriel naissant qui a été perdu par de grandes organisations qui font « plus avec plus » : plus de brevets avec des dépenses de Recherche-Développement de plus en plus élevées, les résultats étant de moins en moins probants.

Faisons donc un détour par l’Inde rurale, où 500 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité et 300 millions vivent avec un dollar par jour. De jolies inventions sont citées : un réfrigérateur en argile qui produit de l’eau fraiche par évaporation, des mini-éoliennes, des paiements par SMS, un incubateur pour bébé prématuré en duvet avec bouillotte, un diagnostic du diabète par des jeunes qui envoient les résultats par satellite à l’hôpital de la ville. Il y a aussi la machine à laver le linge pour paysans chinois qui s’encrassait bizarrement, jusqu’à ce que les vendeurs découvrent qu’elle servait aussi à laver les pommes de terre ! Le réflexe jugaad de la débrouillardise a été d’ajouter une astuce pour que la machine puisse aussi éplucher les patates !

L’important est que l’on ne se situe pas dans la générosité ou la philanthropie, mais dans le business qui doit, avec de petites innovations et de petits prix, dégager des profits : « comment faire de grosses marges en intégrant les marginaux » ! Olé !

Encore plus intéressante que la masse rurale des pauvres est la classe moyenne émergente en Inde comme en Chine. C’est la demande qui est aujourd’hui la plus dynamique du monde. Comme le dit Carlos Ghosn dans la préface du livre, ces nouveaux conducteurs des marchés émergents veulent de « vraies voitures », et non des rickshaws améliorés ou des « voitures mondiales » passe-partout dérivées d’un modèle ancien des pays occidentaux. Bien informés, ces nouveaux consommateurs, exigent qualité, robustesse, économie et esthétique. Ils veulent des voitures modernes et valorisantes qu’il seront fiers de posséder (page 9). Pour moi, qui ai vu il y a vingt ans la première usine de Citroën à Wuhan en Chine, montant des ZX vieillottes avec un derrière de scarabée, il s’agit d’une vraie révolution culturelle ! De fait, de très grandes entreprises des pays développés installent des centres de recherche en Inde, en Chine, au Brésil, pour inventer, avec des ingénieurs et des concepteurs locaux, des voitures répondant aux exigences locales de qualité, de prix et de prestige culturel. Un responsable de L’Oréal parle intelligemment d’ « entrée de gamme » plutôt que de « bas de gamme » pour séduire la nouvelle classe moyenne émergente. Et, pas fou, il fait une claire distinction entre les marques locales pour ces jeunes cadres citadins encore modestes et les marques mondiales pour la classe supérieure qui vit grand train.

Là où le livre devient vraiment passionnant, c’est lorsqu’il se livre à une critique sévère des pratiques routinières de certaines grandes firmes multinationales, qui continuent sur la lancée des années de croissance rapide (les Trente Glorieuses), alors que leur marché intérieur a déjà mué. Les auteurs considèrent comme un fait que l’émergence de nouvelles classes moyennes  dans les pays du Sud, s’accompagne de l’évolution symétrique d’une classe moyenne en déclin numérique dans les pays du Nord et particulièrement en Amérique. Dit crûment, « les marginaux deviennent majoritaires » !

La demande de cette classe moyenne en voie de submersion s’est transformée, comme l’explique un grand publicitaire. Il y a eu une première phase de « réponse aux besoins » (la nouvelle classe moyenne américaine achetait ses premières voitures). Puis une deuxième phase de « création de besoins » (il fallait persuader les clients de remplacer leur voiture avant qu’elle ne soit usée). C’est maintenant la troisième phase, celle de la demande américaine de voitures simples et utiles, économes et peu coûteuses, demande que les trois grands constructeurs de Detroit ont négligée et qu’ont saisie les fabricants japonais et Volkswagen.

Pourquoi tant de grandes entreprises ne prennent-elles pas un virage indispensable en Amérique, en Europe et évidemment aussi en France que n’épargne pas le nuage de la mondialisation ? Selon nos réformateurs,  la rigidité occidentale a cinq causes : la complaisance (c’est un mauvais moment à passer et on a toujours fait comme ça) ; la logique binaire (un monde en noir et blanc est  rassurant, avec le vrai et le faux, alors que nous entrons dans un monde avec toutes les nuances de gris) ; l’aversion au risque (les actionnaires veulent des résultats à court terme) ; la démotivation des salariés (qui ne sont pas encouragés à innover) ; une gestion rigide et longue du développement de nouveaux produits ou services (séquence « étude de marché » – « bureau d’études » – « marketing »).

En résumé, « le monde des affaires déteste les surprises : les prévisions, les plans et les budgets sont tous destinés à « contrôler » l’avenir et confèrent un sentiment de stabilité qui ne laisse aucune place à l’improvisation intuitive ».

Alors, que faire ? Parmi les excellents conseils, j’en retiendrai deux. Le premier est l’éloge de la simplicité. La complexité flattait jusqu’à présent les concepteurs des nouveaux produits (la « 4G » !) et permettait de vendre plus vite et plus cher. Elle unissait donc l’ingénieur et le financier. La nouvelle demande  est une demande de simplicité, pas seulement de la part des personnes âgées. « Les solutions simples ne sont pas simplistes » disait, paraît-il, Léonard de Vinci. Il s’agit maintenant de trouver la « solution élégante » chère aux plus brillants des mathématiciens !

Deuxième conseil : l’éloge de la dissidence ! « L’invention est un processus désordonné ». Les « innovations de rupture » (par opposition aux innovations progressives qui sortent des gros laboratoires) viennent le plus souvent des non-conformistes de l’organisation qu’il faut savoir détecter et encourager. Chez « 3M », entreprise citée en exemple, les salariés ont 15% de leur temps disponible pour pousser leurs propres idées, promptement testées pour voir si elles répondent à un besoin de la clientèle. C’est ainsi que le Post-it a été inventé par hasard !

Mais cette dissidence encadrée suppose un « leadership créatif » pour naviguer entre les deux extrêmes de l’organisation rigide et de l’improvisation hirsute, sans chercher à concilier les opposés à chaque instant. Autant l’équilibre stable et le chaos sont à éviter, autant « l’équilibre instable » est une dynamique à poursuivre.

« Faire plus avec moins » est un défi qui ne concerne pas seulement les grandes entreprises mondiales confrontées à la tectonique des plaques, faisant émerger des continents asiatiques et menaçant de submersion les continents européen, nord-américain et japonais. Cela concerne aussi les organisations non gouvernementales (comme France Active que je connais bien) et aussi et surtout l’État français !

L’éloge de la simplicité, l’appel à l’imagination et à l’initiative de la jeunesse, la flexibilité des missions du service public peuvent très bien et même doivent influencer la réforme de l’État.

Comme le dit Navi Radjou, dans son style simple et efficace : « Un escalier se balaie toujours par le haut ».

Christian Sautter

 

Fin de citation

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