La main et la proximité comme sources de sens au travail, le cas de l’artisanat
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La proximité, et notamment de notre main à l’objet que l’on crée ou qui a été créé par la main d’un autre, se manifeste particulièrement dans l’artisanat.

L’artisanat et la proximité de la main sont des thèmes au cœur des recherches de l’Institut Boostzone, à l’intérieur d’un concept plus vaste de recherche sur ce que nous appelons le hi-touch.

Pour avancer sur ce concept, à partir du terrain, nous avons envoyé en reportage à Londres la journaliste Nadine Bayle, pour regarder en détails ce qui se passait à la London Craft Week en mai dernier, son reportage permet déjà de mieux voir comment traiter dans l’avenir non seulement la proximité de la main mais aussi et surtout la notion de sens au travail.

A la London Craft Week, une exploration de la valeur des savoir-faire

Depuis cinq ans au mois de mai, Londres respire et pense « craft ». Une notion dont le sociologue américain Richard Sennett propose une définition qui va bien plus loin que le travail manuel qualifié de notre « artisanat ». Comme il l’explique dans son livre Ce que sait la main, le « craft » ou métier « désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail ». Cela s’applique, selon lui, aussi bien au programmeur informatique, au médecin qu’à l’artiste, et cette idée nourrit divers mouvements qui se développent au carrefour du « savoir » et du « faire », des makers aux néo-artisans en passant par les artisans designers… Ainsi compris, l’artisanat serait-il un modèle de référence pour l’avenir du travail, et la société en général ?

Cette question est en quelque sorte à l’origine de la création de la « London Craft Week » en 2015. Son fondateur Guy Salter évoque un nouvel « âge d’or du talent créatif. » La tendance est mondiale : les consommateurs, de plus en plus perspicaces, recherchent des objets qui ont de la beauté et de la substance. En même temps, on assiste à une floraison d’artisanat dans le monde entier. Celui-ci relie le patrimoine emblématique et les marques contemporaines ainsi que les fabricants indépendants, et leur permet de raconter leurs histoires. 

Sans équivalent pour l’instant dans le monde, l’événement – qui s’est déroulé du 8 au 12 mai 2019 – permet « de présenter des savoir-faire et des objets que l’on ne verrait pas sinon », explique son directeur général Jonathan Burton. Pendant cinq jours, galeries d’art, boutiques de luxe, centres culturels, ou ateliers d’artisans ouvrent leurs portes à travers 246 rendez-vous (contre 120 en 2016) allant de la mode à la céramique ou au meuble en passant par la gastronomie. Mais l’événement est plus qu’un « salon » géant de l’artisanat où l’on court d’un lieu à l’autre. Il choisit aussi de réfléchir à la façon dont l’artisanat peut inspirer un modèle plus largement applicable au monde du travail.

Des savoir-faire omniprésents d’un métier à l’autre

Une conférence à l’Oxo Tower Wharf (“The Future of Craft and Culture”), le 10 mai, livrait plusieurs pistes à méditer. Pour commencer, ne faudrait-il pas prendre conscience que des compétences dites artisanales s’utilisent en dehors du champ de production de l’objet artisanal ? C’est l’idée défendue, lors de cette conférence par Roger Kneebone, professeur d’anatomie à Imperial College à Londres, qui travaille régulièrement sur la proximité des savoir-faire et des expertises. Lors de workshops sur la question, il réunit ainsi régulièrement des dizaines d’experts de différents domaines : un taxidermiste, une conservatrice des invertébrés marins, un chargé de la conservation des statues au Victoria & Albert Museum, un imprimeur d’art, un chirurgien… On s’aperçoit ainsi, selon lui, que de nombreuses personnes appliquent le même savoir-faire ou les mêmes gestes à différents domaines. « Cette approche transdisciplinaire est l’un des grands challenges quand on se penche sur la définition de ce qu’est le savoir-faire », affirme Roger Kneebone.

La transmission au cœur du craft, valoriser les soft skills

Clare Towmey, une artiste britannique qui travaille sur la pratique artisanale et le contexte historique et social, va dans le même sens en soulignant que « les savoir-faire ne sont pas seulement dans les universités, ils sont partout : dans la cuisine, le jardin, etc. » Elle envisage la notion de savoir-faire au-delà des simples gestes, en s’appuyant sur le processus de transmission du maître à son apprenti. Outre son expertise technique, le premier met aussi de l’attention, du soin et de la communication dans la transmission. « Les savoir-faire transmis dans ce processus ne sont pas seulement ceux de la main, or ce sont des savoir-faire que l’on ne reconnait pas pour le moment. », ajoute-t-elle.

Signe de cette non-reconnaissance, la non-valorisation de ces savoir-faire « soft ». Autant il est facile de dire quelle est la valeur du savoir-faire d’un chirurgien car il va sauver une vie, autant on ne sait pas mesurer la valeur de quelqu’un qui réunit toutes les semaines 15 personnes dans une pièce pour faire de la céramique, souligne Clare Towmey.

Le craft source de liens

Une conclusion s’impose pourtant : l’artisanat « transforme », le lien avec les autres comme avec l’environnement. Le fait de créer quelque chose implique trois sortes d’interactions ou collaborations, analyse l’artiste Sarah Christie, dont le travail explore le sens du toucher, la présence physique et les formes de contact. « Faire » nécessite tout d’abord de la collaboration entre des personnes, et créer ensemble fait tomber des barrières. « Faire » suppose ensuite une coopération entre les matières et d’autres agents externes (elle prend l’exemple d’une œuvre où des chaînes ont été placées dans la rivière Tamise – oeuvre « Hold » pour le Thames Festival en 2008). « Faire » implique, enfin, une coopération entre des disciplines et leurs pratiques qui transcende les frontières de l’art, de l’artisanat et de la science. « Par toutes ces interactions, les matières mais aussi les personnes ou les expertises se reconfigurent via un processus itératif. »

Un retour à notre humanité ?

Clare Tomley, qui observe dans son travail quotidien l’évolution des gestes dans le temps, pose la question de leur future utilisation. Ainsi l’écriture à la main fera-t-elle une différence entre deux individus dans le futur, alors que l’on passe de plus en plus par des claviers ou la voix ? Ressentira-t-on la nouveauté de prendre un stylo comme quelque chose de fort ? »

Cette émotion retrouvée n’est sans doute pas étrangère à la redécouverte actuelle des métiers manuels et l’engouement pour le « do it yourself », en même temps que l’on retrouve le plaisir du contact avec la terre, le bois, le métal et bien d’autres matières. Comme un retour à notre humanité ?

Lieu d’exposition et de débat autour des vertus de l’artisanat, la London Craft Week témoigne en tous cas de cette sensibilité grandissante. Cette année plus de 100.000 visiteurs étaient attendus (99.000 en 2018, 97.000 en 2017). Trois types de publics s’y seront croisés, selon Jonathan Burton. Tout d’abord, des « makers » (artisans et artistes) pros ou amateurs, de plus en plus nombreux. Ils attirent de plus en plus des collectionneurs, désireux d’en savoir plus sur les diverses formes d’artisanat et d’investir dans des productions du monde entier. L’essentiel de la fréquentation vient du public, composé pour les trois quarts d’habitants de Londres ou ses alentours, et de tous âges. « Le public, mieux informé grâce à l’éducation et à Internet, a envie de voir ces makers travailler, d’échanger avec eux, alors que personne ne disait plus avoir envie de rencontrer d’artisans il y a 20 ans », se réjouissent les organisateurs de la London Craft Week.

 

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