La question de l’innovation est récurrente dans les grandes entreprises. C’est une tarte à la crème: tous les dirigeants souhaitent que leurs collaborateurs fassent preuve d’imagination et d’initiative pour inventer des solutions originales permettant de conquérir des marchés et de fidéliser les clients. Mais le concept d’innovation est difficile à cerner, souvent incantatoire, et les managers ont du mal à imaginer ce que cela signifie concrètement que de «développer l’innovation».
Les nombreuses conversations que j’aie eues à ce sujet chez AREVA et ailleurs ont fini par clarifier un peu les choses dans mon esprit, à la lumière de ma compréhension de la dynamique des communautés professionnelles décrite dans mon livre en 2007.
Si l’on considère d’abord l’innovation continue portant sur les produits et services qui sont au cœur du métier de l’entreprise, on s’aperçoit très vite qu’elle est une nécessité vitale dans quasiment toutes les entreprises et tout particulièrement les entreprises technologiques. Il est alors très difficile d’en faire un concept isolé. On innove tout simplement parce que l’entreprise n’existerait pas autrement. Le développement de l’innovation est alors étroitement associé à celui du sentiment fort d’appartenance à une communauté de destin. Les Français ont une expression pour cela, et elle a été reprise en anglais : c’est le fameux « esprit de corps », qui est ce sentiment très fort, entretenu par le management (point clé), d’appartenir à une élite triée sur le volet, parmi laquelle on trouve des experts reconnus mondialement. Quand on a été jugé digne de faire partie de ce groupe – d’où l’importance capitale des rites – on est fier de soi, on met sa confiance dans le groupe, et on s’entraide… En aucun cas on ne peut accepter que l’autre échoue, car la crédibilité du groupe est en jeu. La question de l’innovation ne se pose alors pas: elle est comme une seconde nature, une respiration grisante de tous les instants. Le génie français, je le crois sincèrement, s’est souvent manifesté dans ce type d’équipes.
Dans ce contexte, l’ennemi absolu de l’innovation, c’est l’humiliation. Que de managers cèdent à cette tentation impardonnable de laisser naître au sein de leurs équipes « un sentiment d’ignorance mêlé à un sentiment d’impuissance » (Zygmunt Bauman). On trouve pêle-mêle dans ces mauvaises pratiques de management l’exaltation à outrance de la performance individuelle, la défiance a priori vis-à-vis des demandes qui émanent de ses subordonnés, le dénigrement des rituels perçus comme une perte de temps, et bien sur les restrictions budgétaires présentées comme une fatalité. On y trouve toujours l’idée de la domination : quand le chef ne se comporte pas comme le primus inter pares, mais comme un autocrate distant au discours convenu (avec de la langue de bois), qui lie les mains de ses collaborateurs pour délier les siennes, il ne peut pas y avoir de culture de l’innovation. Les groupes de créativité, dont on fait grand cas dans les entreprises, sont en réalité des sparadraps un peu dérisoires placés sur cette blessure de l’humiliation. L’idée est simple: on n’innove pas quand on se sent méprisé. Les grands chefs sont ceux qui associent l’exigence et le respect. C’est Marcel Dassault qui me l’a fait comprendre.
Il y a une deuxième forme d’innovation, dite « innovation de rupture », dont la dynamique est très différente, car elle est par définition déviante par rapport à la dynamique dominante du groupe. Elle vise à fonder quelque chose d’iconoclaste, qui s’oppose radicalement à la tradition incarnée par le groupe. Le succès d’une innovation de rupture s’apparente alors à celle d’une start-up : le porteur de l’idée innovante doit pouvoir rassembler une équipe capable de la porter sur les fonds baptismaux, et le management doit proposer un environnement et un processus qui encourage et reconnaisse cette audace. Là encore il doit y avoir une combinaison d’exigence et de respect. L’exigence de ne pas financer n’importe quelle idée. Le respect de donner aux équipes qui ont réussi à convaincre un espace de travail attirant, un soutien pratique (incubateur) et un budget à la mesure de l’ambition du projet.
Un troisième forme d’innovation, dite « participative », concerne ces « boîtes à idées » qu’on place un peu partout dans les entreprises, majoritairement en version intranet aujourd’hui. Elle vise à valoriser les idées d’amélioration en provenance de tous les collaborateurs, et la promesse du management est de mettre en œuvre les meilleures d’entre elles. Je trouve personnellement que lorsqu’elles font seulement appel à des idées dont des tiers jugeront la pertinence, ces démarches sont un peu condescendantes, et par là-même un peu humiliantes aussi, surtout quand elles s’accompagnent de primes financières symboliques. Les collaborateurs, d’ailleurs, ne s’y trompent pas. Une toute autre approche, beaucoup plus respectueuse des personnes, consiste à donner a priori aux collaborateurs un espace, des outils et du temps pour expérimenter leurs propres idées d’amélioration, puis de reconnaître publiquement les auteurs de celles qui ont donné les meilleurs résultats, afin qu’elles diffusent dans l’organisation (cf Toyota)
La ressemblance entre ces deux dernières formes d’innovation est frappante, car elles concernent toutes les deux des initiatives « intrapreneuriales » d’individus isolés ou de très petites équipes, et qui s’inscrivent en déviance par rapport aux pratiques de la communauté dominante constituant le cœur de l’entreprise. Mais il est tout aussi frappant de constater que les entreprises qui veulent mettre en oeuvre une politique d’innovation se polarisent majoritairement sur ces deux dernières formes. Il est vrai qu’elles sont plus techniques, plus faciles à mettre en processus et en outils, et de ce fait plus familières aux technocrates. Il s’agit au fond de créer un marché avec l’entreprise en position d’acheteur. Les résultats peuvent être spectaculaires, comme la création de Dassault Systèmes. Mais je crois que la première forme, qui mise sur la dynamique communautaire et l’économie du don, est de loin la plus puissante.
L’un des points qui me frappent dans ce billet, et que j’avoue n’avoir jamais ressenti aussi clairement (merci Martin) est cette forme de condescendance inconsciente et pétrie de bonne volonté que dénonce Nathalie Sarraute quand elle fait dire à l’un de ses personnages » C’est Biiiennnn ça » où la condescendance est dans le ton et non dans les mots (dans la pièce « Pour un oui pour un non »). Il est important de souligner combien parfois la mise en place dans une entreprise de la collaboration et des communautés internes peut apparaître comme d’une certaine condescendance. Alors que, quand elle est au contraire bien conçue, elle peut aussi créer, par l’économie du don, la confiance mutuelle, le respect des hommes et le respect du temps (créatif) qui passe.
J’ajouterais volontiers à cette analyse très pertinente, une autre forme fréquente de refus de l’idée qui dérange : « je ne comprends pas ! ». Bien sûr, il faut avoir longtemps fréquenté les chemins semés d’embuches depuis nos grands lycées parisiens pour oser un « je ne comprends pas ». D’un revers de main, on rejette de se donner même la peine de l’objection. Et comme celui qui s’exprime, affiche depuis toujours sa totale compréhension du monde, ce « je ne comprends pas » ne peut être que l’expression extrème du rejet ou de la peur.
Le concept qui m’a fait tilter est celui d’humiliation. Lire Zygmunt Bauman dans Courrier International en Janvier: http://www.courrierinternational.com/article/2011/01/27/la-possibilite-du-bien-ne-meurt-jamais