Des instruments de mesures à la mesure de l’homme

La stratégie, quelle que soit la façon dont on la conçoit, se ramène à une proposition simple : utiliser ses ressources mieux que les concurrents afin de construire un avantage compétitif durable. Si cette ressource est le capital humain, ça veut dire quoi?

La complexité vient du détail.

Qu’appelle t’on un « avantage », qu’appelle t’on « compétitif », qu’appelle-t’on « durable » ? Pire encore que veut-on dire par « utiliser », et enfin, c’est le summum, qu’appelle-t’on « ressource » ? La ressource, ce peut être un réseau de relation et de lobbying pour s’assurer qu’aucun concurrent n’entre sur un marché, ce peut être une mine d’or (ou un brevet ou une licence exclusive, etc.) sur laquelle on est assis, ce peut être un accès privilégié au capital, bref c’est souvent une imperfection du marché qui permet à une entreprise de profiter d’une situation de rente. Ne négligeons pas ces ressources, elles sont encore au cœur des « avantages compétitifs durables » de la plupart des grands groupes.

Mais on dit de plus en plus, et chacun ne demande qu’à le croire, que le capital humain (la ressource humaine, les hommes et les femmes de l’entreprise, les talents, les haut-potentiels, etc. chacun a son jargon et sa définition) est la nouvelle ressource rare et stratégique.

Alors se pose la mesure de la question des mesures autour de cette ressource, comme on a développé un nombre considérable de mesures autour de l’utilisation du capital financier, du capital matériel et de l’utilisation du capital temps des hommes (les heures travaillées vues comme une ressource fongible). Des générations de contrôleurs de gestion se sont évertuées à ajouter des couches successives de mesures.

 Une indigence de mesures

Pourtant les mesures du capital humain — en dehors de celle des heures travaillées, donc réductibles dès lors que l’on considère le travail comme fongible et les hommes comme une variable d’ajustement — sont d’une indigence étonnante. Quelques exemples :

  • Combien d’entreprises savent vraiment combien de personnes travaillent pour elle ? Bien sur, en général mais pas toujours, on peut identifier le nombre de personnes listées sur le livre de paye, voire le nombre de ETP. Mais quid de ceux qui travaillent pour l’entreprise et qui n’apparaissent pas dans ces chiffres, cachés par des factures d’intérim, de prestation de services, de fournisseurs ? L’impact social de l’entreprise dépend d’eux de façon croissante ; l’impact concurrentiel de l’entreprise dépend de leur qualité ; la réputation employeur ou marketing de l’entreprise dépend de leurs performances et de leurs expériences.
  • Combien d’entreprises savent mesurer la nature, le volume et l’impact des relations que les employés développent entre eux d’une part et avec l’extérieur d’autre part ? Pourtant la culture même de l’entreprise, la nature de l’engagement (un mot pourtant devenu magique) en dépendent.
  • Combien d’entreprises savent mesurer la véritable efficacité, ou non efficacité, des temps morts ou parallèles? La consultation de Facebook pendant les heures de travail, la pause cigarette, le passage à la machine à café : combien de temps passé ainsi est-il un facteur de productivité et d’engagement, voire d’innovation ? Quand ce temps devient-il trop grand ? Une telle connaissance permettrait sans aucun doute d’augmenter les performances.
  • Combien d’entreprises ont regardé en détail les individus qui la composent pour mieux comprendre à quelle logique apprenante ils sont le plus sensibles et donc construire pour eux des programmes différents? D’aucuns ont besoin d’un support pour apprendre, vidéo ou papier ; d’autres d’une interaction en salle de cours ; d’autres d’un apprentissage sur le tas. Cette connaissance permettrait de maximiser le ROI des programmes de formation.
  • Combien d’entreprises ont-elles commencé à segmenter leur population au travail de façon différente pour en sortir de vrais avantages compétitifs? Par exemple entre les populations dont c’est le temps effectif de travail qui est le plus important de par leur fonction (l’exécution la plus simple, ces tâches que l’on va réduire par l’automatisation), celles qui sont essentielles de par la qualité de leur tâche même si elles sont payées à l’heure (le contact client d’un vendeur), celles qui sont essentielles parce qu’elles ont eu à passer par un long apprentissage dans l’entreprise pour en connaître les rouages et les subtilités du métier (de nombreux métiers techniques à savoir-faire tacite sont dans cette catégorie), celles qui sont essentielles parce qu’elles ont passé un long temps à l’extérieur de l’entreprise pour y développer des savoir-faire qu’elles mettent aujourd’hui au service de l’entreprise mais qu’elles pourraient demain apporter à d’autres (les designers, les créatifs de tout poil sont dans cette catégorie). Cette connaissance permettrait de bien mieux cibler les politiques d’évaluation, de rétention, de développement, etc.

Des conséquences stratégiques.

Les conséquences et les implications sont multiples. La méconnaissance du capital relationnel ou culturel interne des individus conduit à licencier des hommes et des femmes qui peuvent représenter bien plus que leur force de travail, par leur énergie, leur entregent quotidien, leur humour, leur bonne humeur. La méconnaissance des réseaux externes des individus fait qu’on oublie qu’ils peuvent apporter bien plus à l’entreprise que leurs heures quotidiennes. La méconnaissance du véritable impact sociétal de l’entreprise sur son environnement et sur l’emploi ou la vie locale conduit à des décisions socialement injustes, économiquement douteuses dans le long terme et potentiellement désastreuses sur l’image sociale et l’image employeur de l’entreprise.

Ces mesures sont, dira-t-on, plus complexes que celles du capital et des autres ressources. C’est à prouver, les apports de la psychologie, de la sociologie et des neurosciences sont considérables et permettent aujourd’hui de construire des visions bien meilleures.

Peut être que le DRH stratège sera aussi celui qui saura faire comprendre que l’homme est de moins en moins une ressource fongible réductible à son temps de travail, et que la mise en place de vraies mesures permettraient de lui redonner sa place « stratégique ».

Cet article, en version réduite, est paru dans le numéro de janvier de RH&M.

 

 

 

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