Lettre du Japon: Le Senior de la supérette

Voici une nouvelle « lettre à ses amis » de Christian Sautter. En parlant du Japon elle parle en fait surtout du vieillissement, du monde du travail dans un pays vieillissant, de la notion de service et de vie de quartier, sans complaisance ni idéologie, mais comme un exemple de ce qui existe déjà au Japon et qu’il serait intelligent de regarder pour nous.

La plus grande surprise de nos amis « western », en sus de la coexistence pacifique des piétons et des cyclistes sur les trottoirs parfois étroits de Kyoto, est d’être salué par un petit vieux en uniforme à l’entrée de la superette du quartier. Cet homme affable semble parfaitement inutile et doit peser lourdement sur le compte d’exploitation de l’entreprise, se disent les visiteurs français.

Une fois dans le magasin, la surprise se déplace pour admirer le déploiement de plats préparés au petit matin, de poissons frais à l’œil vif, d’employés nombreux et affables, de jeunes caissières reines du code barre et de la restitution automatique de monnaie, et d’une gentille autorité pour vous pousser plus loin ranger vos achats sans encombrer le flux de paiement. Personne n’utilise de carte de crédit ni de chèque, et les étrangers doivent aller au bureau de poste, ou dans les « Seven-Eleven » (une autre chaîne de supérettes) pour tirer de l’argent liquide avec une carte internationale.

Le senior appliqué de la pimpante superette (ouverte 24/24 et 7/7, mais le gentil gardien n’est là qu’en journée) résume deux paradoxes de l’économie et de la société nippones : la combinaison d’activités à haute et basse productivités, et la conjugaison de générations jeunes en diminution et de seniors en augmentation. Posés en termes classiques d’économiste ayant biberonné les manuels néo-libéraux, ces deux problèmes sont archaïques voire insolubles.

Prenons la question du vieillissement, dont le Japon est champion toutes catégories et regardons la pyramide des âges japonaise se transformer en cerf-volant, avec une base étroite de tranches d’âge enfantines et une largeur qui croit jusqu’à s’épanouir dans les âges supérieurs, avant de se rétrécir aux âges extrêmes.

En l’an 2000, le Japon était peuplé de 128 millions d’habitants qui se décomposaient en 66,6% d’adultes d’âge actif (15-65 ans), faisant vivre 19,5% de personnes âgées et 13,9% d’enfants. Cette photo n’a rien d’extraordinaire ; c’est le film qui est intéressant. En 2050, les hommes et femmes en capacité de travail ne seraient plus que 53,6% : en moins de deux générations, la proportion des « actifs » potentiels se contracterait brutalement, des deux tiers à la moitié de la population. La proportion des seniors aurait quasiment doublé, de 19,5 à 35,7% ; celle des enfants, quelque peu fondu de 13,9 à 10,8%. Tout ceci dans un mouvement d’ensemble de recul rapide de la population japonaise qui chuterait de 128 millions d’habitants en 2000 à 95 millions en 2050. Les bienheureux de l’extrapolation prédisent une taille « européenne » pour l’archipel en 2100 : 64 millions d’habitants!

Le gouvernement japonais de ABE Shinzo a, comme la plupart des gouvernements, les yeux fixés sur deux cadrans : celui de la production nationale (le fameux PIB) et celui du déficit de la Sécurité sociale.

Sur le premier point, il avance une solution simple : si le nombre de personnes en âge d’activité diminue, il suffirait que la proportion de ceux qui travaillent augmente. Il vise principalement les femmes qui ont de forts taux d’emploi quand elles sont jeunes ou quand le ou les enfants éventuels sont scolarisés (mais à ce moment, il ne s’agit plus que d’emplois à temps partiel). Cette idée est populaire chez les femmes, qui font des études de plus en plus longues et aspirent à combiner des responsabilités professionnelles et une vie de famille équilibrée ; mais la structure très masculine du pouvoir dans les entreprise résiste des quatre fers: les belles carrières, avec stabilité de l’emploi et salaire progressant à l’ancienneté (jusqu’à 50 ans) sont réservées aux messieurs, que défendent sans relâche les syndicats d’entreprise, tout aussi masculins.

L’idée de substituer des travailleurs étrangers aux travailleurs japonais en nombre décroissant est rejetée par toute la population insulaire qui a déjà quelque difficulté à intégrer la minorité coréenne, venue de gré ou de force pendant la guerre. La gauche japonaise, ou ce qu’il en reste, lutte vigoureusement contre les « discours de haine », ces invectives ou ces menaces xénophobes, bien dans le style du Front National français. Un signe manifeste de cette distance vis-à-vis des étrangers est le faible nombre de réfugiés politiques accueillis par le Japon : 6 acceptés en 2013 sur 3260 demandes (Japan Times, 6 July 2015).

Le deuxième problème est celui du déséquilibre potentiel des régimes de retraite, inévitable si le nombre des cotisants diminue et celui des retraités augmente. Le système national des retraites comprend deux étages, l’un obligatoire, l’autre optionnel. Au régime obligatoire de base, tout le monde, y compris les indépendants et les « temps partiels », cotise une somme forfaitaire qui s’élève progressivement (15590 yen en 2015, soit 120 € par mois). En sus, les salariés permanents (et les « temps partiels » à plus de 75%) cotisent proportionnellement à leur revenu (8,73%), les employeurs mettant autant. Le régime optionnel, réservé aux salariés des entreprises de plus de 1000 salariés, est plus avantageux et débouche sur une retraite plus importante. Le gouvernement fait des projections de déficit à horizon 2020, en bonne partie à usage international, mais en fait il semble exister un consensus tacite sur le fait que l’on ne distribue pas beaucoup plus que les cotisations qui rentrent, ce qui veut dire en clair que le pouvoir d’achat des retraites aura tendance à se réduire au fur et à mesure que s’élèvera le cerf-volant du vieillissement.

Le vrai souci du gouvernement est la progression des dépenses de santé en faveur des personnes très âgées. L’imagination conservatrice bat son plein. Certains prônent le retour à la tradition rurale : que la bru prenne en charge les beaux-parents devenus dépendants. Mais l’urbanisation a détruit la famille élargie regroupée dans une vaste maison, et la société ne peut pas ne pas se poser la question des anciens qui ont perdu leur autonomie. Plus moderne, un techno a rédigé un rapport officiel, simple comme l’œuf de Christophe Colomb. La majorité des régions japonaises se dépeuple rapidement et dispose donc de capacités excédentaires de médecins et d’établissements pour personnes âgées dépendantes : il suffit donc de convaincre les vieillards de migrer de la mégapole saturée vers les provinces en voie de désertification. À voir tous les petits vieux qui se déplacent dans Kyoto, parfois avec grande difficulté, et sont heureux de vous saluer, de bavarder avec les voisines et les commerçants, de rivaliser de talent pour faire pousser trois jolies fleurs en bordure de « leur trottoir », on imagine l’enthousiasme qui a accueilli cette idée glaçante de déportation plus ou moins volontaire.

Ce qui nous ramène au petit vieux de la supérette, qui connaît chacun des clients et contribue ainsi, bien modestement, à la douceur de vivre en ville japonaise et à la compétitivité de l’entreprise (car toutes les superettes n’ont pas un tel gardien). Comme tous ses compatriotes, il est convaincu que « le travail, c’est la santé » son emploi à temps partiel lui évite de se vautrer devant son appareil de télévision et remplace le jardinage qu’il ne peut pratiquer dans ces villes congestionnées. Et en plus, il gagne un peu d’argent (pas beaucoup) qui compense la modestie et l’érosion prévisible de sa retraite. Il est probable que c’est un ancien salarié de l’entreprise qui a été repris avec un statut et une rémunération plus faibles, traduisant un principe confucéen de respect des anciens, tout en ménageant l’intérêt bien compris de l’entreprise.

C’est avec de tels emplois à faible productivité marchande mais forte productivité sociale que le Japon esquisse un autre développement. N’ayant apparemment pas lu Marx, les entrepreneurs japonais ne traitent pas le travail comme « une marchandise » banale, un coût de production qu’il faut réduire sans relâche pour maximiser les profits, à la différence de tant de managers occidentaux dits modernes qui sabrent dans la masse salariale pour contenter les actionnaires.

Ces Japonais pensent que la productivité n’est pas une fin en soi et que, d’ailleurs, la productivité sera plus forte si chaque travailleur se sent mis en confiance plutôt qu’abruti par des ordres chaotiques. Les exemples sont multiples d’entreprises japonaises (et probablement françaises) redressées et réorientées vers de nouveaux marchés, avec le concours des salariés, nouveaux et anciens, plutôt que dans un climat de méfiance et d’hostilité réciproques.

Le Japon va donc employer des septuagénaires de plus en plus nombreux, alors que tant d’entreprises françaises s’empressent d’éliminer les salariés de plus de cinquante ans parce qu’ils deviendraient trop coûteux et seraient moins adaptables. Respect de l’humain contre obsession de la « bottom line », vision à long terme contre frénésie trimestrielle: capitalisme social contre capitalisme financier, qui va gagner? Vu de Kyoto, Wall Street n’est pas sûr de l’emporter.

                                                               Christian Sautter

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