Une contribution de Christian Sautter
De la « pantoufle » au Japon au scandale Toyota, au rachat du Financial Times par le Nikkei et aux indemnités de guerre versées par Mitsubishi Materials, Christian Sautter nous offre, avec cette lettre écrite depuis le Japon fin juillet 2015, une vision très enrichissante du Japon contemporain aux résonances curieusement internationales.
Rassurez-vous, chers amis, nous ne sommes pas en train de passer par une crise mystique, quoique le bouddhisme de l’école Zen pratique une philosophie de l’épanouissement individuel, de la discipline du travail et de la sérénité du temps présent qui n’est pas sans séduction.
La « descente du ciel » caractérise la relation ambiguë entre les grandes entreprises japonaises et la haute fonction publique. Prenons l’exemple du scandale Toshiba qui bat son plein en cette fin juillet : le capitalisme nippon ne prend pas de vacances même s’il a de curieuses absences.
Que s’est-il passé chez Toshiba, grande entreprise mondiale (200 000 salariés et 54 Mds $ de chiffre d’affaires)? Les dirigeants ont fait pression sur les cadres supérieurs pour gonfler les profits de plus d’un milliard de dollars à partir de 2008, en accentuant l’effort en 2011 quand la catastrophe de Fukushima a compromis les ventes de centrales nucléaires, un des secteurs de pointe de Toshiba. Le PDG vient de démissionner et s’est incliné pendant une demi-minute devant la presse (c’est long, même au Japon) pour exprimer sa honte et ses regrets. Dans la foulée, ses prédécesseurs et la moitié des administrateurs sont partis.
Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps avant que le scandale n’éclate? On pense, en premier lieu, à la composition très introvertie des organes dirigeants des firmes japonaises. Les concurrents américains dénoncent fréquemment l’opacité des conseils d’administration de l’archipel. Le Premier ministre ABE en a d’ailleurs fait une composante de sa troisième flèche des « réformes structurelles » pour « moderniser » le pays (les deux autres flèches étant la création monétaire à tout va et la relance budgétaire). Mauvaise pioche: Toshiba était une pionnière de ce point de vue puisque le conseil a inclus des administrateurs extérieurs depuis dix ans.
Mais, qui sont ces administrateurs extérieurs ? Ce sont d’anciens hauts fonctionnaires qui connaissent trop peu ou trop bien l’entreprise. Dans le comité d’audit de Toshiba, deux des trois des administrateurs extérieurs étaient d’anciens diplomates ; un seul avait une certaine compétence financière (Japan Times 27.07.15). Comme le dit joliment le journaliste: « Les sociétés japonaises sont poivrées d’anciens fonctionnaires, qui se voient offerts des emplois dodus dans les industries qu’ils supervisaient, et qui n’ont pas forcément les qualifications ou la motivation pour critiquer la direction ».
Ce processus systématique de deuxième carrière dans le secteur privé, plus lucrative mais moins prestigieuse, s’appelle « La descente du ciel », à laquelle l’ouvrage dirigé par Jean-Marie Bouissou, consacre un excellent chapitre (« Le Japon contemporain », Fayard, 2007). Traditionnellement, les hauts fonctionnaires sont recrutés par concours, et nombreux sont ceux qui sortent de la prestigieuse Faculté de droit de l’université de Tokyo. Dans chaque ministère, chaque promotion progresse à l’ancienneté, avec des différences subtiles entre les postes. Vient un moment, après la cinquantaine, où il faut choisir le secrétaire général du ministère, qui s’appelle au Japon le vice-ministre administratif. Quand il est nommé, tous ses collègues de la même promotion démissionnent et vont rejoindre des postes dans le privé ou dans le para-public (des flopées d’organismes plus ou moins utiles) surveillés de près par des « corps » très puissants (ministères de la Construction, de l’Intérieur, des Finances, de l’Industrie, etc). L’influence du vice-ministre administratif auprès de son ministre politique est à ce point considérable que, jusqu’aux années 1980, les vice-ministres de tous les ministères se réunissaient la veille du Conseil des ministres et « préparaient » les décisions de celui-ci!
Tant que la croissance était au rendez-vous, la bureaucratie nippone jouissait d’un grand prestige. Depuis l’éclatement de la bulle financière en 1990, que les hauts fonctionnaires des Finances n’ont su ni prévenir ni juguler, les Premiers ministres successifs ont tenté de reprendre la main sur « l’Empire bureaucratique ». Significatif est le fait que le Premier ministre ABE ait contraint à la démission (sans le dire ouvertement) le directeur de la Jeunesse et des Sports, qui avait en charge la préparation des Jeux Olympiques de Tokyo en 2020 et, en particulier, la construction du nouveau stade dont le coût a doublé avant le premier coup de pioche. Une telle atteinte au pouvoir bureaucratique a fait la Une des journaux !
Les journaux, précisément, exercent-ils un contrôle strict du comportement des grandes firmes ? La réponse est plutôt négative, comme l’explique un ancien correspondant du Financial Times en Asie (Japan Times 28.07.15). Il a rappelé qu’un autre scandale, celui de l’entreprise Olympus en 2011 qui avait aussi trafiqué ses comptes, avait été longtemps minimisé par la presse japonaise avant d’être révélé par un directeur étranger et par le FT! « Les grands journaux japonais ne sont pas corrompus mais respectueux, comme la culture ambiante du pays ».
De fait, le rachat par le Nikkei, le plus grand quotidien économique nippon (2,7 millions d’exemplaires le matin et 1,4 le soir!) du Financial Times, fleuron de la City de Londres (730 000 abonnés, dont 70% en ligne), pour 1,3 milliard de dollars, laisse perplexes les Japonais. Certains craignent qu’il s’agisse d’un joli coup de pub, comme autrefois l’achat du Rockefeller Center à New York, ou celui des Tournesols de Van Gogh, revendus ensuite à prix cassés. Les « valeurs » si différentes, respectables les unes et les autres, du FT, quotidien le plus mondialisé (après le New York Times) d’un côté, et du puissant quotidien insulaire Nikkei, à peine asiatisé, de l’autre, sont aussi peu solubles que l’huile et le vinaigre.
On peut se demander, incidemment, comment la place financière de Londres s’est laissée déposséder si facilement de son étendard. Il y a des moments où l’âpreté du gain à courte vue (car le prix payé est époustouflant) aveugle l’intérêt stratégique d’un capitalisme financier écervelé.
Autre événement des jours passés: le groupe Mitsubishi s’est excusé d’avoir fait travailler de force pendant la guerre des prisonniers américains et chinois. Plus précisément, un dirigeant de la société Mitsubishi Materials, héritière des activités minières du groupe, s’est excusé, en Californie, devant un ancien soldat américain qui avait été mineur au Japon dans des conditions atroces. Et la société va verser une indemnité à 3000 survivants ou descendants. L’entreprise a répété la démarche auprès de 6000 anciens prisonniers chinois.
C’est un événement peu ordinaire, parce qu’il est surprenant qu’une entreprise japonaise s’excuse de mauvais traitements durant la guerre, au moment même où le Premier ministre et le Parti conservateur qui le soutient entendent minimiser la responsabilité du Japon, souvent présenté comme « victime » de bombes atomiques américaines.
Et le versement d’indemnités contredit les traités de paix signés avec les Etats-Unis (1952) et la Chine (1978), selon lesquels ces pays renoncent à réclamer des dommages de guerre ; traités, dont la Cour Suprême japonaise a confirmé l’autorité.
Sachant que le groupe Mitsubishi était au centre du complexe militaro-industriel des années 30 (constructeur de l’avion Zéro et de navires de guerre), cette repentance est d’autant plus remarquable ou, diront les mauvaises langues, habile, que le groupe entend bien être au premier rang des exportations japonaises d’armement, dont le Premier ministre vient de faire une priorité.
Nous avions chaque jour des nouvelles de la mère patrie grâce au Tour de France. Il va falloir s’habituer à ce que l’on parle désormais peu de la France dans la presse nippone, sauf catastrophe que personne ne souhaite.
Mais la consanguinité entre haute fonction publique et dirigeants des grandes entreprises, voire propriétaires des médias, doit nous poser question sous les parasols. Au Japon, comme en France, l’énergie des territoires et l’inventivité des PME sont brimées par cette trop forte centralisation des pouvoirs bureaucratique et économique. Le typhon des normes absurdes, la myopie des financiers, le conformisme des médias sont des freins non seulement au développement durable mais à l’épanouissement de l’esprit d’entreprise.
L’expérimentation, la décision au plus près de la population, en bref la décentralisation, qui signifie la suppression de compétences centrales et des effectifs bureaucratiques correspondants (pratiquant en permanence le concours Lépine de la complexité), le transfert de pouvoirs fiscaux aux collectivités locales, sont la clé d’une renaissance économique, ici et là-bas.
État promoteur des libertés et des solidarités, rêve de l’été.
Christian Sautter