Si dans une entreprise les collaborateurs ne se sentent pas créatifs, si les candidats la considérent comme une usine à processus, si les partenaires ou les clients ne voient pas des étincelles jaillir des produits, des personnes, des rencontres, alors quel peut être l’avenir de cette entreprise ?
Une question vitale
La créativité fait partie de la vie de l’entreprise, c’est un élément fondamental mais rarement explicite de sa stratégie. On préfère parler d’innovation, mais il s’agit de concepts différents. Pour s’en convaincre voyez combien il y a de directions de l’innovation et combien de directions de la créativité. L’innovation est le plus souvent un ensemble de processus, plus ou moins adéquats, la créativité est d’abord une culture, plus ou moins favorable. La seconde peut mener à la première. Rarement l’inverse.
La conscience que la créativité est essentielle entre progressivement dans le monde du travail, il apparaît dans les discours des recruteurs, dans les analyses de motivation, dans l’approche de l’innovation participative, à travers le culte du collaboratif, de l’intelligence collective, etc. Il reste assez flou pour beaucoup, un peu comme le « leadership » dont on pense souvent qu’il ne peut pas se susciter, qu’il repose sur des traits naturels des personnes. Ainsi on naîtrait créatif ou non. Pourtant n’importe quelle classe de CE1 laisse voir que tous les enfants sont créatifs. Que certains le soient plus que d’autres, c’est certain, mais pourquoi tous ne le resteraient-ils pas ?
Peu de recherches académiques sur la créativité
On préfère, là encore, écrire sur l’innovation. Les travaux de Teresa Amabile, de la HBS, en particulier, depuis les années 90, ont cependant permis l’émergence de la théorie de la créativité composée (Componential Theory of Creativity). Elle souligne les composants sociaux et psychologiques permettant l’émergence de la créativité dans les organisations. D’abord elle définit celle-ci comme la production d’idées et de résultats qui sont à la fois nouveaux et appropriés par rapport à un objectif. Elle distingue quatre composants, trois autour de l’individu, un autour de son environnement de travail. Les trois relatifs à l’individu sont : ses savoir-faire dans le domaine concerné, les processus de créativité qu’il sait utiliser, et sa motivation. La composante environnementale est celle de l’environnement social dans lequel il travaille. La créativité dépend ainsi moins des caractéristiques psychologiques propres à l’individu que des conditions lui permettant de laisser libre cours à ses idées. Toutes ces composantes peuvent être influencées par le management et par l’environnement de travail. Le travail créatif ne doit pas forcément être révolutionnaire ou très innovant, il doit simplement permettre l’émergence d’idées qui vont servir à un objectif de progrès.
Avant tout une question de management
Analyser la créativité dans le monde du travail n’est donc pas une question de psychologie, ou d’aptitudes intrinsèques des individus. Tout individu peut être créatif dès lors que les conditions nécessaires sont réunies.
On peut certes imaginer enrichir la créativité des individus « par le haut », et il y a des recettes diverses pour favoriser la créativité, les séminaires de management en sont pleins. Les méthodes de design thinking, de brain storming, et de management agile emplissent les formations au management depuis des décennies en prétendant augmenter la créativité. S’il y avait des recettes miracles pour développer la créativité, on le saurait depuis longtemps.
Dans la réalité il est plus facile d’utiliser une méthode « par le bas », c’est à dire d’observer, et donc de traiter, non pas ce qui encouragerait la créativité mais ce qui la bride. Dès lors que l’on considère que c’est un bien de tout un chacun, on peut émettre l’hypothèse qu’il suffit de ne pas l’empêcher pour qu’elle se déploie. Un peu comme en génétique on étudie ce qui permet à un gène de « s’exprimer », c’est à dire d’entrer en action, il est possible de voir en entreprises quelles barrières empêchent les « gènes » de la créativité de s’exprimer.
Voir plutôt ce qui bloque que ce qui encourage
Trois éléments bloquants sont assez faciles à identifier de façon générique. Les structures, les systèmes et la culture.
La forme des bureaux ou des salles de réunion, les contraintes logistiques pour se réunir, les infrastructures techniques comme l’informatique ou les moyens technologiques font partie des premières. Les architectes d’intérieurs, qui nous promettent que des bureaux différents, avec ou sans babyfoot, permettront une éclosion nouvelle du travail créatif, le savent bien. Bien sûr, ils ont raison même si l’environnement « beau » ou « convivial » (avec des babyfoot) n’est probablement pas encore bien compris, ni conceptuellement ni opérationnellement. Cependant il est aussi évident que cela ne suffit pas, les « garages » inconfortables et chiches des start-ups nous montrent tous les jours qu’un environnement loin d’être idyllique peut permettre la créativité si d’autres facteurs sont présents.
Les systèmes de contrôle, de monitoring, les processus formels et les règles de communication sont des éléments particulièrement bloquants non seulement parce qu’ils peuvent décourager mais aussi parce qu’ils peuvent noyer les individus dans des tâches consommatrices de temps et pauvres en vraies valeurs ajoutées.
Enfin la culture, formelle ou non, peut être terriblement destructrice. La ponctualité mal régie, le découragement systématique des idées nouvelles, des réactions négatives de la hiérarchie, etc. font partie du vécu de tout un chacun en entreprise. Au contraire, l’écoute, la tolérance pour l’ambiguïté, la marginalité, la transgression sont des éléments culturels favorables.
L’enjeu organisationnel est de vaincre les forces d’obsolescence et de réaction aux idées nouvelles, de tolérer des pirates, des corsaires, voire de les encourager, d’éviter tout élément qui transforme les individus en clones ou en machines à appliquer des processus.
L’observatoire de la créativité, un début d’approche analytique des barrières à la créativité
L’Institut Boostzone et le cabinet Arctus ont créé il y a deux ans un Observatoire de la créativité avec l’idée de comprendre l’environnement au travail et son impact sur la créativité des équipes et des individus. Dès sa première édition en 2016, il confirmait les hypothèses mentionnées ci-dessus quant au rôle des structures, des systèmes et de la culture et permettait d’identifier les points de blocage de la créativité dans les entreprises en France. Les différences entre entreprises, et dans les entreprises entre les services, sont considérables. Le terrain de la deuxième édition est en cours actuellement, l’étude est ouverte à toute entreprise et tout collaborateur. Cet observatoire est utile à la fois pour les résultats qu’il montre et pour les questions qu’il invite les participants à se poser. Ses conclusions peuvent être analysées à deux niveaux. Une dimension « macro », pour faire apparaître les plus grands obstacles génériques observés par les répondants. Une dimension « micro » permettant d’aider les entreprises individuellement, quand le nombre de répondants est suffisant, à identifier les points les plus bloquants en ce qui les concerne.
Les entreprises peuvent mettre en place un programme de changement pour favoriser les conditions d’expression de la créativité. Si c’est bien de gestion du changement qu’il s’agit, celui-ci toutefois est moins un processus de passage d’un état à un autre qu’un exercice de libération par retrait des éléments bloquants. En soi, il est déjà énergisant.
Encore faut-il que les managers poussent à la créativité.
Les managers font partie de l’écosystème créatif ou non. Bien sur ils faut qu’ils poussent à la créativité, mais ils ne le feront que si eux mêmes s’y autorisent et y sont autorisés… vice versa, si leurs subordonnés s’y autorisent, peut-être s’y autoriseront ils aussi… Le changement passe par tous, en tous ca on peut espérer…et se battre pour ça.