Neurosciences, sciences cognitives, psychologie, des aides à la fabrication du consentement

Les neurosciences et les sciences cognitives sont à la mode. Enfin ! Pourrait-on dire, car être mieux capables de comprendre le fonctionnement de notre cerveau et, notamment, mieux identifier nos biais décisionnels, pourraient être de vrais ajouts à la panoplie de tout décideur dans quasiment tous les domaines. 

Mais, dans la floraison d’articles, scientifiques pour certains, fantaisistes pour d’autres, apparaît une grande confusion entre des notions, certes liées, mais qui ne sont pas identiques. Les neurosciences, les sciences cognitives, la psychologie, les modèles mentaux, la manipulation et quelques autres sont liés, mais ne sont pas la même science. 

Il convient de bien comprendre de quoi l’on parle car ce n’est pas seulement de sciences qu’il s’agit, mais de la façon dont nos opinions et décisions sont structurées et influencées.

Les neurosciences, décryptage de notre cerveau

Le fonctionnement de notre cerveau, principal domaine de recherche des neurosciences, est incontestablement désordonné. Il nous donne des illusions d’optique, ou phoniques, innombrables, nous trompe sur nos émotions en en exagérant certaines et en minimisant d’autres, nous permet de rêver, mais nous donne aussi des hallucinations, déforme nos souvenirs, nous fait voir des formes humaines un peu partout (la pareidolie), etc.  Donnons quelques exemples.

La façon dont fonctionne la partie de notre cerveau appelée amygdale, un petit morceau aussi appelé cerveau reptilien, domine parfois nos émotions et nous avons grand-peine à en contenir les manifestations. Face à certaines situations gênantes, mais pas épouvantables pour autant, nous pouvons réagir avec exagération, nous rougissons, nous avons envie de fuir, parfois de mordre, nous pouvons exprimer des colères que nous regrettons ensuite. Ces réactions disproportionnées nous dérangent et ne correspondent ni à ce que nous voulons faire ni à ce que nous voulons être. Nous pouvons agir, un peu, contre ces comportements, mais finalement trop peu, car notre cerveau et les émotions qu’il gère nous dominent[1]. Nous sommes piratés par notre cerveau alors que nous voudrions que ce soit le contraire.

De la même manière, nous savons que nos addictions sont mauvaises que ce soit par rapport au tabac, aux drogues, à l’alcool ou au jeu, etc., mais le système de récompense de notre cerveau annihile trop souvent nos volontés de résistance. Là encore il nous domine. 

Les « neurones miroirs », concept encore flou, mais observé empiriquement, font que notre cerveau nous amène à imiter un comportement ou à nous sentir en phase avec une action effectuée par d’autres. Les mouvements de masse en sont une illustration fréquente où aucun individu n’aurait, sans le comportement du groupe, eu recours à telle ou telle action violente. Ces neurones peuvent aussi générer des sentiments d’empathie (le Teddy Bear de Roosevelt a eu un succès considérable) et le cinéma, comme le théâtre, utilisent à l’envi ces transferts d’émotions qui nous font rire ou pleurer.

Il est même possible que notre cerveau contienne des fondamentaux de sentiments de justice ou d’injustice et que cela nous conduise à adopter des attitudes morales, à demander des jugements et à rechercher des attitudes collaboratives permettant la vie en société[2]

Les neurosciences sont surtout une science en devenir qui dépasse largement l’analyse des biais et des illusions cognitives que notre cerveau nous donne ; c’est aussi une science qui essaye par exemple de comprendre et de traiter des maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer.

Reconnaissons-le, les neurosciences sont une science passionnante et encore très émergente, nous ne comprenons pas encore comment fonctionnent vraiment nos cerveaux (au pluriel, car rien ne prouve, et beaucoup semblerait prouver le contraire, que tous les cerveaux fonctionnent de la même manière). Mais leur meilleure compréhension nous permettra peut-être bientôt de mieux maîtriser notre mémoire, nos émotions, nos biais induits par les dysfonctionnements, de nombreuses maladies, etc. et peut-être d’être moins manipulés par notre cerveau.

Les sciences cognitives, décryptage de notre assimilation de connaissances

Les sciences cognitives, bien qu’utilisant notre cerveau comme une sorte d’ordinateur, avec mémoires et microprocesseurs, portent sur la manière dont les connaissances se construisent, s’utilisent et se transmettent. On est là bien dans la connaissance et son management et non dans le fonctionnement, encore mystérieux, du cerveau. Certes, les connaissances y sont stockées et traitées, mais il y a d’abord des « intrants » : des connaissances à trier. Ensuite seulement vient la machine cerveau. Ça se complique à cet endroit, car des connaissances peuvent conduire notre cerveau vers des comportements inattendus, involontaires, déformés. On a mentionné ci-dessus les conséquences parfois imprévues des émotions. Il peut en être de même de la relation à des connaissances ou à des combinaisons émotions-connaissances. L’image d’un chat incite à la douceur, le titre d’une information révoltante incite au dégoût.

Le fonctionnement de notre cerveau en traitant ces informations se traduit par des biais dans nos jugements et nos décisions sur lesquelles les sciences cognitives nous apportent de nombreuses informations. Ces biais décisionnels sont principalement individuels, mais peuvent aussi être collectifs. Daniel Kahneman et Olivier Sibony en ont décrit beaucoup avec talent et humour[3].  

Psychologie et psychanalyse : décryptage de nos biais acquis

La psychologie et, surtout, la psychanalyse, principalement depuis Freud, nous ont permis de voir qu’il y avait entre l’acquisition de connaissances et les émotions des liens étroits, profondément individuels, ancrés en nous (dans notre cerveau sans aucun doute) très tôt dans notre vie, en des lieux souvent cachés où résident nos émotions et notre mémoire. Ces liens conditionnent nombre de nos comportements, la gestion de nos émotions, voire nos adhésions à des idées. La psychanalyse a pour objet de les dénicher, voire de les corriger si elles sont inconfortables pour nous. 

On a pu aussi prouver que des éléments de psychologie collective existent en grand nombre sous la forme de croyances partagées, d’idéologies diverses, de théories du complot, etc. En d’autres termes nous pouvons partager collectivement des pensées irrationnelles et des biais cognitifs ou émotionnels considérables. De nombreux chercheurs en politique ou en management s’intéressent ainsi aux modèles mentaux qui dominent ici et là nos sociétés et nos organisations. L’analyse des théories du complot et des idéologies irrationnelles est une branche désormais importante de la psychologie sociale.

Des sciences de décryptage utiles pour réduire nos biais et nos erreurs, mais aussi comme sources d’influences et de propagande

C’est la combinaison de tous ces éléments qui fait le propre de la nature humaine, le propre de chacun d’entre nous, de nos personnalités et enfin le propre de nos communautés humaines.

Grâce à ces sciences, on peut mieux comprendre notre environnement, mieux décider. On peut décrypter des événements comme des décisions collectives lors d’une pandémie (Olivier Sibony a analysé les attitudes collectives face au Covid 19 à travers les sciences cognitives [4]; Olivier Zara a analysé les postures face à la guerre en Ukraine à travers les modèles mentaux[5])

Mais derrière ces domaines scientifiques (on considérera ici que la psychanalyse est une science, mais le débat reste ouvert) se dessine un autre champ d’intérêt, celui de l’influence et de la manipulation. Cette dernière peut être individuelle, comme le harcèlement ou la domination, ou collective, comme la publicité ou la propagande. 

Plus la maîtrise de ces sciences sera développée, mieux les hommes pourront maîtriser leurs émotions et prendre de bonnes décisions… mais le contraire vaut aussi : plus ces sciences seront maîtrisées plus les manipulateurs pourront les utiliser pour mieux contrôler les émotions et les actions d’autres hommes sur les plans économiques, émotionnels ou politiques. Ce n’est pas nouveau. De tout temps, la torture la plus efficace a consisté à priver des individus de sommeil pour amoindrir leur état de conscience. C’était une application concrète et avancée des découvertes à venir des neurosciences… Surtout, l’histoire de l’analyse de la manipulation des foules, si elle remonte à l’antiquité, s’est renforcée à la fin du 19e siècle et surtout au 20e siècle grâce à la fois à des chercheurs, essayant de comprendre, et à des communicants, essayant d’appliquer. Certains, comme Edward Bernay, neveu de Freud, portant allègrement les deux casquettes.  Parmi les grands noms de cette discipline de l’influence et de la fabrication du consentement, on doit mentionner Gustave Lebon[6], Noam Chomsky, Edward Herman, Normand Baillargeon, ou Walter Lippman. En propagande, on se doit de citer aussi Ante Ciliga et son « mensonge déconcertant » faisant de lui l’un des meilleurs analystes de la propagande politique concrète au XXe siècle[7]. Les bibliographies sur le sujet sont chargées, une recherche sur Amazon avec le terme « propagand » (afin d’avoir des résultats en français et en anglais) fait remonter 10 000 références.

La manipulation ou l’influence n’a pas toujours besoin de sciences, des individus sont plus doués que d’autres pour pratiquer ces disciplines. Les dictateurs l’ont tous prouvé. Les harceleurs et les dominateurs les pratiquent par instinct. Le harcèlement moral ou la domination mentale par exemple fonctionnent grâce à des réactions (exagérées) de la victime à l’utilisation d’informations, par le harceleur ou le dominateur, utilisant les faiblesses émotionnelles repérées chez cette dernière, que ces faiblesses soient dues à son cerveau (une hyper sensibilité), son éducation ou ses croyances. Le manipulateur est un artiste de la combinaison des sciences ci-dessus décrites.

Plus prosaïquement le développement des « influenceurs » comme canaux d’informations devenant dominant, est une autre manifestation de la compétence de certains à s’attirer des « suiveurs », c’est-à-dire des personnes ayant envie de se ranger derrière une bannière, fut elle politique ou de toute autre nature.

Mais le développement de ces sciences nous réserve probablement bien des surprises. Notamment quand sous le couvert de manipulations douces, comme le Nudge, se cachent des manipulations publicitaires ou idéologiques, des manipulations politiques comme l’art des dirigeants de Cambridge Analytica[8] a pu le prouver, ou encore des manipulations émotionnelles comme celles que Frances Haugen a démontré qu’elles étaient utilisées par Facebook[9].

Déjà de nombreux consultants se pressent pour vendre, notamment en marketing, mais aussi en RH, des procédés pour convaincre, fabriquer des opinions, exactement comme le fit en son temps Edward Bernay, mais avec des instruments encore plus sophistiqués, notamment en ajoutant à la compréhension des attitudes ce qu’apporte le Big Data. Ces données permettent de repérer des faiblesses, des orientations émotionnelles, des orientations idéologiques sur lesquelles l’influenceur peut s’appuyer. Les spin doctors n’ont pas fini de nous étonner. 

Qu’en faire ?

Essayons de tirer le meilleur de chacune des disciplines de la connaissance et de la relation sociale, sans les mélanger et en restant extrêmement vigilant.

Le jeu du gendarme et du voleur a toujours été un jeu perdant pour le citoyen qui reste largement démuni par rapport à ses propres biais, qu’ils viennent de son cerveau ou de son éducation. Il lui faut une forte dose de pensée (au sens de Annah Arendt) pour s’en sortir, mais, la plupart du temps, ne nous faisons pas d’illusion, on passe d’un biais à un autre. Le collectif, l’intelligence, l’esprit critique, la pensée, même insuffisantes, sont tout de même nos meilleures armes, utilisons-les au mieux et surtout soyons vigilants. Ces sciences sont fascinantes autant que dangereuses. Rappelons-nous la phrase « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », que Freud aurait dite à ses compagnons de voyage, Ferenczi et Jung, sur le bateau, en arrivant dans le port de New York le 29 août 1909. Et il ne parlait que de la psychanalyse ! Prenons les progrès, prenons garde aux excès.

[1] Quelques conseils sont donnés dans cet article simple et rapide sur le sujet : https://www.fastcompany.com/90771527/your-brain-can-actually-hijack-your-success-heres-how-to-retrain-it?utm=newsletters

[2] Article sur ce sujet par le Professeur Lledo : https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/societe/la-morale-un-produit-derive-de-la-selection-naturelle-%EF%BF%BC/

[3] Voir en particulier Kahnemann et al. Système 1 système 2 ou Kahneman et al. Noise.  Ou Sibony Vous allez commettre une terrible erreur.

[4] Voir la vidéo de Olivier Sibony sur les biais apparus lors de la crise du COVID 19 https://www.youtube.com/watch?v=H6IAOM3Ei2o&ab_channel=HECParisExecutiveEducation

[5] https://www.linkedin.com/pulse/la-guerre-des-biais-en-ukraine-olivier-zara/?trackingId=Uq9JL40%2BTaGrGMrkjp6r8g%3D%3D

[6] « L’affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans l’esprit des foules. … Lorsqu’une affirmation a été suffisamment répétée, et qu’il y a unanimité dans la répétition … il se forme ce qu’on appelle un courant d’opinion et le puissant mécanisme de la contagion apparaît…C’est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais celui du raisonnement, que se propagent les opinions et les croyances des foules » Gustave Le Bon (1841 – 1931) Psychologie des foules, PUF 2013 (1895)

[7]  (https://fr.wikipedia.org/wiki/Ante_Ciliga)

[8] https://www.google.fr/books/edition/L_affaire_Cambridge_Analytica/tauoDwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover

[9] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/10/05/facebook-frances-haugen-une-lanceuse-d-alerte-a-la-demarche-tres-structuree_6097253_3234.html

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